Procès pour génocide : accuser pour mieux défendre

Tout au long du procès historique pour génocide et crimes contre l’humanité qui s’est tenu du 19 mars au 10 mai 2013, les parties prenantes impliquées (organisme judiciaire, ministère public et organisation des droits humains) ont été victimes d’une stratégie diffamatoire visant à décrédibiliser et criminaliser leur action pour diviser l’opinion publique quant à leurs intentions réelles.

Ixils manifestant devant le Tribunal. Photo de James Rodriguez
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Ouverture du procès, ouverture des hostilités

En ce matin du 19 mars 2013, jour d’ouverture du débat oral et public, les nombreux Guatémaltèques venus de tout le pays soutenir les témoins attendent l’ouverture d’un procès espéré depuis 30 ans. Le calme dissimule difficilement l’angoisse. Le nouvel avocat de José Efraín Ríos Montt, Me García Gudiel, ouvre les hostilités de façon indiscriminée, à l’encontre de tous ceux qui participent ou assistent de près ou de loin au bon dé-roulement du procès. Sous les applaudissements des familles des accusés et des militaires, Me García Gudiel déclame un discours véhément accusant les étrangers de diviser le pays et justifiant sa propre présence dans cette salle par une forme de « résistance contre le délitement de l’unité nationale », plaçant son client en victime d’une hypothétique réminiscence de la guérilla. Il interpelle la Cour et la presse présente en nombre ce premier jour, « regardez cette salle, regardez bien, et voyez la majorité d’étrangers présents, ce n’est pas un procès entre Guatémaltèques, c’est l’étranger contre nous !  ». Bien entendu, la présence internationale ne représentait en réalité qu’une minorité des personnes présentes mais bien visible (corps diplomatique en grande pompe).

En face, Me Edgar Pérez Archila expose la stratégie des parties publiques en entendant prouver les faits qualifiants l’acte de génocide et les crimes contre l’humanité (tortures, viols…) tout en exprimant son sentiment, « reconnaître les erreurs du passé n’est pas une faiblesse, c’est la force qui réunira le peuple dans la reconnaissance de sa véritable histoire (…) et ce doit être fait dans le calme et la sérénité ».

Naissance du débat et campagne de criminalisation

La première semaine d’audience marque un tournant déjà historique pour le Guatemala. Pour la première fois, la presse et le débat public s’emparent d’un sujet aussi essentiel que tabou : le conflit armé interne et les exactions terribles commises à l’encontre du peuple maya. Nous avons assisté aux nombreux témoignages de victimes et survivants des massacres de la région maya ixil, de la fuite dans les montagnes et des persécutions de l’armée. La majorité des témoins, des paysans de la région ixil, expliquent qu’ils ne connaissaient pas l’existence de la guérilla ni ne savaient pourquoi ils étaient pourchassés et abattus. La presse généraliste relaye ces témoignages et les radios commencent à diffuser des programmes spéciaux sur le sujet.

Dès le premier week-end, une campagne médiatique fait son apparition à grands renforts de « campos pagados » (encarts payants publiés dans la presse), le dimanche des radios diffusent toutes à intervalle régulier un appel de la fondation contre le terrorisme à manifester le lundi suivant devant la Cour pour « soutenir les patriotes contre le complot communiste et les étrangers ». Nous étions présents ce jour pour constater la présence d’une cinquantaine de personnes, parmi lesquelles Ricardo Méndez Ruiz, figure de la fondation contre le terrorisme, ou encore la fille de José Efraín Ríos Montt accaparant les caméras de télévision présentes.

La fondation contre le terrorisme et la diffamation

L’action et la position idéologique de la fondation contre le terrorisme doivent être comprises pour pouvoir analyser le cli-mat de diffamation ayant pesé sur le procès. Elle fait partie intégrante du mécanisme de criminalisation de la lutte sociale et légale. Elle en est le visage médiatique, la partie émergée.

Les auditeurs des radios et les lecteurs de la presse écrite seront nombreux à découvrir l’existence de cette organisation lors du procès contre Ríos Montt et Rodriguez Sanchez. Toutefois, cette fondation est un acteur de longue date dans les débats. Elle se présente comme un colloque d’experts, d’analystes et de chroniqueurs d’opinion chargés de documenter les réminiscences de la lutte marxiste dans la société guatémaltèque actuelle. Sa composition exhaustive, l’origine de ses financements (visiblement conséquents) et de ses directives restent inconnues.
Tout d’abord, à travers les publications de ses membres (livres ou colonnes d’opinion) ou ses activités sur les réseaux sociaux,l’organisation s’attaque à l’image et à la personnalité des individus impliqués dans la défense des droits humains qu’elle criminalise avec une certaine maîtrise des outils légaux et médiatiques. Au cours du procès, les membres de la fondation contre le terrorisme ont souvent publié des pamphlets visant à attaquer les personnalités de la juge Yasmín Barrios, Présidente du Tribunal, et des avocats de l’accusation, tout en relayant les arguments techniques de la défense pour justifier l’annulation du procès.

Plus généralement, l’organisation prend position sur les sujets de société qui servent son discours et livre une interprétation très spécifique des faits d’actualité, empreinte de racisme social et culturel et faisant revivre les thèses idéologiques de la guerre froide. En octobre 2012, suite à l’arrestation des militaires accusés d’être à l’origine des tirs ayant entrainé la mort de 8 manifestants de Totonicapán , Méndez Ruiz s’est exprimé sur la radio Emisoras Unidas pour « exiger » le placement en détention des organisateurs des manifestations. Il profitera de cette occasion pour contester l’impartialité de la procureure générale Claudia Paz y Paz et rappeler la culpabilité quasi naturelle des leaders communautaires dans tous les cas de violence que connaît le pays(1).

Chaque espace médiatique offert est l’occasion de développer encore un peu plus les thèses du terrorisme organisé et autres théories du complot qu’il apprécie tant. La période du procès n’aura pas fait exception, au contraire : Méndez Ruiz s’exprimera à de nombreuses reprises face à des journalistes jouant le jeu de la relance et de la non contradiction. Le 3 mai 2013, un document nommé « les visages de l’infamie » sera même publié dans le but d’identifier les fonctionnaires publics et défenseurs des droits humains dans un trombinoscope des ennemis internes. Ce pamphlet battra des records d’invention, détaillant comme jamais auparavant le mécanisme de prise de pouvoir organisé depuis et par l’étranger(2). De tels propos seraient risibles s’ils n’étaient pas aussi dangereux.

L’évidence des faits et la polarisation idéologique

Femme Ixil lors du procès. Photo de James Rodriguez
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Au cours des cinq semaines de procès, 65 experts (principalement du champ légiste, en charge des inhumations et de l’analyse des décès) et 94 survivants et victimes maya ixil ont témoigné des massacres et des persécutions commis sous le gouvernement militaire de Ríos Mont entre 1982 et 1983. Avec dignité et courage, 10 femmes ont relaté les violences sexuelles commises par l’armée, dont elles-mêmes et bien d’autres ont été les victimes(3).

Chaque jour, il semblait de plus en plus impossible de trouver les mots justes pour qualifier les récits que nous entendions. Tous les témoignages exposés avec tant de simplicité et d’émotion, laissaient transparaître le même modus operandi et tendaient à démontrer l’existence d’une machine d’extermination rodée et organisée. La nature des crimes commis était déjà connue, mais c’était la première fois que résonnaient dans un tribunal les voix de celles et ceux qui en avaient été victimes.

Les avocats de la défense, qui se sont montrés très virulents dès l’ouverture du procès (ainsi qu’avant l’annonce de son ouverture : au 28 janvier 2013, 75 recours avaient été déposés), semblent alors se mettre en retrait à mesure que les témoignages démontrent l’évidence de l’horreur, renonçant à de nombreuses reprises à questionner le témoin.

La fondation contre le terrorisme, dans son rôle d’organe de propagande, adapte alors sa stratégie renforçant encore le mécanisme de polarisation de l’opinion publique. La négation des faits n’étant plus possible, Méndez Ruiz poussera le cynisme dans un des simulacres de débat d’opinion sur Radio Punto jusqu’à dire : «  certes, il y a eu des crimes graves, mais commis pour sauver le pays (…) on peut voir ça comme un génocide ou un acte de patriotisme, tout n’est qu’une question de point de vue (…) c’est ici que l’on distingue les vrais Guatémaltèque des terroristes ». Dans ce nouveau et très spécifique schéma de diffamation, il faudrait désormais comprendre que les victimes ne se définissent comme telles que par omission de leur culpabilité. L’organisation commence alors à diffuser des tracts dans les bus et les rues, accusant des pays comme la Suède et la Norvège d’être l’essence d’un mécanisme de destruction étatique financé par une hypothétique puissance internationale qui souhaiterait la ruine du Guatemala et le changement de pouvoir, avec en emphase un appel aux « patriotes » pour « mettre les étrangers dehors ».

Dans ses mots, sa logique et ses évolutions, la diffamation médiatique ne sera que l’écho de l’unique stratégie de la défense ; sans jamais savoir lequel des deux influence l’autre, ou si les deux répondent à des intérêts d’origine commune.

Un verdict historique et une victoire pour l’indépendance de la justice

Benjamín Manuel Jerónimo , le jour du verdict. Photo de James Rodriguez
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Benjamín Manuel Jerónimo, représentant de l’Association pour la Justice et la Réconciliation (AJR), déclarait durant les derniers jours d’audience : « Nous, dans les années 80, peuple Ixil, avons été accusés d’être des terroristes, des communistes, des subversifs, puis le génocide a été commis (...) Aujourd’hui, nous sommes accusés d’être terroristes, subversifs, communistes, cependant ce n’est pas vrai, honorable tribunal. Un terroriste ne vient jamais réclamer justice devant les tribunaux… jamais… ». Ce sont bien ces accusations, issues de la plus sombre période du conflit armé, que la fondation contre le terrorisme s’acharne à perpétuer à l’encontre des acteurs de la société civile et des institutions.

Grâce à l’incroyable travail de l’organisme judiciaire, au courage des témoins et à l’indépendance du tribunal, le 10 mai 2013, l’ancien chef d’Etat José Efraín Ríos Montt a été condamné à la peine maximale de 50 ans pour crimes de génocide et 30 ans pour crimes contre l’humanité. C’est la première fois dans l’histoire du continent qu’un verdict pour de tels crimes est prononcé par une cour de justice nationale face à un ex-président. Rappelons que ce dernier bénéficiait de l’immunité parlementaire jusqu’en 2012.

« La justice guatémaltèque, les témoins, avocats et organisations de défense des droits humains, viennent d’écrire une page mémorable dans l’histoire de l’Amérique latine » rappelait Amandine Grandjean, notre coordinatrice terrain au Guatemala. Toutefois, l’espoir et la joie auront été de courte durée. La Cour Constitutionnelle, suivant les recommandations de la puissante organisation patronale guatémaltèque, le CACIF qui, 48 heures après la sentence dénonçait un procès inique commandé par la pression internationale, a annulé le verdict et renvoyé le procès à une étape antérieure pour vice de procédure(4). Me Edgar Perez, avocat des victimes avec qui nous nous entretenions récemment, s’est déclaré malgré tout «  heureux et satisfait car la proclamation du verdict reste en soi une victoire sans précédent (…) et que le silence du passé est enfin levé ».

La réponse des organisations de défense des droits humains

Le terme « diffamatoire » est à comprendre d’un point de vue juridique, c’est-à-dire dans le fait de divulguer des propos portant atteinte à l’honneur et/ou à la vie privée d’une personne physique ou morale, basés sur des assertions dénuées de fondement. Le droit international dispose que nul ne doit être victime de telles manoeuvres et que chacun a le droit à la protection face à une immixtion arbitraire dans sa vie privée(5). L’Etat est bien entendu garant du respect de cette disposition. Au Guatemala comme partout, il est regrettable de constater que certaines parties en procès cherchent à s’approprier l’opinion publique au prix de mensonges et de manipulations. Or, les méthodes ont atteint des sommets d’aberration en versant dans l’incitation à la haine sous le masque intellectuel et populaire de la fondation contre le terrorisme. Le 22 mai dernier, de nombreux acteurs des droits humains ont fait front commun pour dénoncer devant le Bureau du procureur des droits humains la criminalisation et la stigmatisation dont ils ont été victimes(6).

Jorge Santos, coordinateur du CIIDH (Centre International de recherche sur les droits humains), déclare devant le procureur des droits humains : « nous dénonçons la fondation contre le terrorisme, et particulièrement Ricardo Méndez Ruiz, pour la campagne de stigmatisation et de criminalisation, pour nous accuser de faire partie d’un groupe terroriste qui désire prendre le pouvoir » et demande la protection de l’Etat face à de telles menaces (le document « les visages de l’infamie » que nous avons déjà évoqué sera notamment dénoncé). Il ajoute que ces méthodes ont eu vocation à délégitimer le Ministère Public, l’organisme judiciaire et les organisations sociales et populaires qui sont impliquées dans le procès pour génocide et crimes contre l’humanité et à mettre ses membres en danger.

Sandino Asturias, coordinateur du Centre d’Etudes du Guate-mala, conclut en exprimant son inquiétude concernant les attaques contre les institutions et entrevoit la volonté de certains groupes de pouvoir de reprendre le contrôle de ces dernières. Autrement dit, nous assistons à un coup d’Etat légal, au sursaut d’une caste acculée qui renoue avec les méthodes du passé pour mieux le maintenir dans l’ombre et conserver son pouvoir.

1. « La fondation contre le terrorisme demande des arrestations suite aux événements de Totonicapán », Emisoras Unidas, 15 octobre 2012.
2. « Une campagne au Guatemala accuse les personnes à l’origine du procès de trahir la paix », El Diario, 16 mai 2013.
3. Consulter nos chroniques pour un compte-rendu détaillé
4. Voir aussi « Guatemala : procès historique au pays de “l’éternelle impunité” », Grotius, 13 juin 2013, par Vanessa Gongora.
5. Article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de l’ONU, 1966
6. « Ils dénoncent la Fondation Contre le Terrorisme pour ses campagnes », La Hora, 22 mai 2013.

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